L’Amazone du Ciel
Que faire à l’automne lorsque la montagne vous appelle ? Partir, c’est certain. Là-haut, c’est évident. Là-bas, c’est authentique. Corinne Favre n’a grammaticalement pas tergiversé autant pour revenir au Népal. Naturellement, elle est partie pour Himal Race 2002. Simplement pour découvrir l’Annapurna. Humblement avec l’espoir de voir l’Everest.
« Emmenez-moi au pays des merveilles », a-t-elle chanté sur les Chemins du Ciel. De ce voyage au cœur du Continent Montagne, protégée par les « Chevaliers du Vent », Corinne Favre raconte comment elle est devenue
la première Amazone du Ciel.
« Emmenez-moi au bout de la terre, emmenez-moi au pays des merveilles… » Mademoiselle chante en esquissant un pas de danse. Est-ce pour éviter la pierre qui roule qu’elle glisse ce trémolo qui déraille chaudement sur sa voix ? Charles a perdu la sienne. Enrhumé par la vitesse de la fille qui descendait de la montagne, Aznavour s’est tu. Mademoiselle chante… Est-ce « une chanson en souvenir pour ne pas oublier sans rien dire, s’oublier sans rien dire… » Carla, Bruni de son si beau timbre éraflé, l’y invite dans l’acuité d’un solo d’une corde sèche pincée par Bertignac. Louis pour les intimes, le premier de « BBH » pour ceux de 75. Mademoiselle chante sans le blues. Elle est heureuse d’être de retour dans ce « bout de terre, pays des merveilles. » Elle chante le « souvenir pour ne pas oublier » l’Himalaya.
« J’ai vécu quelque chose d’intense »
26 octobre 2002, un avion de la Qatar Airways se posait sur le tarmac du Tribhuban Airport, l’aéroport de Kathmandu. Corinne était à l’intérieur en compagnie d’une partie des coureurs de Himal Race. Pendant 30 jours, dont 23 de course continue, ils ont vécu ensemble et certains ont conquis Himal Race. La chaîne himalayenne fut leur compagne, ses sentiers un fil d’Ariane et ses montagnes leurs principales adversaires. Au terme de cette odyssée, quels étaient les impressions et les sentiments de notre aventurière. « Vivre dans un groupe pendant un mois fut une expérience particulière, reconnaît Corinne. En courant l’Himalaya, c’était même une expérience unique et je savais que je ne pouvais la vivre qu’une seule fois dans ma vie. Cela m’a permis de relativiser et de mieux apprécier ce que l’on a chez nous. L’ambiance dans le groupe a été sympa et aucun des coureurs n’a oublié que j’étais une femme… Il y a eu des moments de tension avec des personnes qui avaient des comportements imbéciles ou égoïstes, mais ces cas isolés ne me feront jamais oublier tous les rapports humains que j’ai pu avoir avec les autres coureurs… Car j’ai vécu des moments très forts et parfois, extraordinaires. Les cols à 5000 mètres où la montagne est à l’état pur m’ont vraiment marqué… Tout comme courir avec un sac sur le dos. Je ne m’étais pas préparé à cela… Je me souviens de l’ascension du Larkya La, autour du Manaslu. Ce fut une journée mémorable pour moi, car pour la première fois, j’ai ressenti les effets de l’altitude. Je pensais qu’étant une fille de la montagne, je n’allais pas avoir de problème avec l’altitude. Eh bien, j’en ai souffert. La veille, déjà, en arrivant à Bhimtang où j’ai eu une crise d’asthme. Le lendemain, dans le col, Gilles m’a aidé, avant que Manu ne vienne me chercher. Malgré tous leurs efforts, j’ai dû me raccrocher à quelque chose pour terminer cette étape de haute montagne. J’ai eu mal, très mal, j’en ai pleuré… Et lorsque je me suis retrouvé ainsi, face à l’altitude, je me suis dit que j’avais de la chance d’être là et je me suis raccroché à la montagne, aux paysages… Tous les coureurs ont eu des moments difficiles et je pense que c’est grâce à tous ces éléments extérieurs qu’ils ont trouvé cette force intérieure qui les poussait à continuer. Himal Race ne fut pas qu’une course. Elle a montré ou développé la sensibilité de chacun jusqu’à le transformer… Personnellement, j’ai vécu quelque chose d’intense et cela a bouleversé mon équilibre. »
« Je suis la seule femme, je dois terminer ! »
D’autres événements sont venus émailler Himal Race. Corinne se souvient de la rencontre avec les maoïstes lors de 13e étape. « Ce fut un moment fort… J’ai eu peur… Et même crié et commencé à pleurer lorsque Bruno et Hélian ont pris des pierres pour s’opposer à eux. Les maoïstes étaient armés de revolvers et ils voulaient nous confisquer nos sacs. Cela signifiait la fin de la course et c’était impensable. Par la suite, Bruno, qui nous conseillait déjà de courir à deux ou par petits groupes dans les endroits dangereux, a demandé aux coureurs qui pouvaient suivre mon rythme de m’accompagner le plus longtemps possible… » Aldo, Bruno, Vincent, Pasang, Christian, Pascal, Gilles se sont alors succédés. Pendant quelques heures, durant toute la journée ou le temps d’une étape, cette présence était particulièrement appréciée. Surtout lorsque Corinne s’est retrouvée la seule femme du peloton à partir de l’étape 14. « Pour autant, je me surprise à ne pas me dire : « je suis la seule femme, je dois terminer ! », explique-t-elle. Peut-être parce que j’avais déjà une certaine expérience de la course en montagne et une bonne connaissance de moi-même. J’ai alors pensé que je participais à l’édition unique de Himal Race et j’étais la seule femme qui pouvait terminer cette course si authentique… Ainsi, j’ai pu courir avec des gens différents, mais qui partageaient la même passion. Le fait d’être dans un milieu masculin où j’ai été respectée m’a beaucoup aidé. Je me suis alors fixé l’objectif de rester dans les dix premiers avec deux priorités en tête : ne pas me blesser et ne jamais courir à fond… Dans le peloton, je connaissais Yves et la plupart des coureurs népalais. Ils étaient chez eux et je savais qu’il serait difficile de les battre. Il y avait aussi des coureurs européens qui avaient une bonne expérience de la montagne comme Pascal, Christian, Bruno et Manu. Le niveau était homogène et je savais que je possédais le potentiel pour atteindre mon objectif. »
« Les rêves sont là, devant nous… »
Gosainkund – Sermathang fut la quatorzième et l’une des plus belles étapes de Himal Race. Elle était longue de 50 km et ses trois premiers quarts furent très accidentés : + 2.000 m, – 3.800 m. Corinne l’a particulièrement appréciée. « Durant cette étape, nous avons rencontré tous les paysages et tous les climats que peut offrir le Népal… Avec l’Himalaya, un col enneigé à 4.800 m, des descentes techniques dans la neige, dans des pierriers vertigineux, sur des sentiers cabossés, à travers des forêts d’altitudes, mais aussi tropicales… Nous avons traversé de nombreux villages, vu des monastères, couru sur des montagnes russes, cherché et perdu notre route dans les rizières, descendu des sentiers de dingues, grimpé des murs et terminé l’étape sur un superbe sentier, très roulant, qui épousait toutes les formes de la montagne. C’était vraiment une magnifique étape que j’ai partagé avec Pascal, Bruno et Pemba. Parfois, nous étions trois, puis deux, à nouveau trois et j’ai fini toute seule. »
Lors de l’ultime étape de Himal Race entre Lobuche (4.930 m), le Camp de Base de l’Everest (5.370 m) et le Kala Pattar (5.545 m), Corinne ne finira pas toute seule… A 100 mètres du sommet du Rocher Noir, elle sera même dans le trio de tête. Corinne était sur la même ligne que Pascal et Bruno. Ils étaient tous les trois espacés d’une cinquantaine de mètres, mais marchent d’un même pas vers le sommet de Himal Race. Bruno poussait verbalement Pascal vers la victoire jusqu’au moment où débouchant d’une moraine transversale, quatre népalais sont apparus… Ils avaient trouvé un raccourci et verticalement avaient 30 mètres d’avance… Pascal ne sera que cinquième de l’étape. A quelques secondes des drapeaux à prières, il arrêta son effort et dit à Bruno qui l’avait rejoint : « J’attends Corinne. » Le temps de trois Om Mani Padmé Hum, elle était là, accompagnée par Gilles. Ce quatuor touchera ensemble les « Chevaux du Vent » du Kala Pattar.
Est-ce à ce moment-là que Gilles aura eu l’idée de sa carte postale en parlant de Pascal et de Corinne : « J’ai rencontré un champion de 50 ans qui a conservé intact l’irremplaçable pureté de son cœur d’enfant… J’ai vu une Etoile championne du Monde pleurer toutes les larmes de son corps… » Lui seul le sait. Les larmes de Corinne étaient autant de rêves qui se réalisaient. Elle le savait. Elle l’a dit. « Dans notre société, on vend du rêve. Au Népal, on n’en a tous les jours… Les rêves sont là, devant nous. Et si on n’arrive pas à comprendre cela, ce n’est pas la peine de venir en Himalaya. »
Himal Race est depuis devenue une légende intemporelle… Corinne est une Amazone du Ciel et vingt-sept de ses compagnons, des Chevaliers du Vent. Elle n’est cependant qu’une mortelle et revenir au Népal est déjà dans son esprit. « C’est un pays que j’aime beaucoup… Je suis invitée pour l’Everest Sky Race et je pense que c’est une épreuve qui me conviendra mieux que Himal Race. Les étapes sont plus courtes, toujours dans un univers de montagne et se déroulent en altitude. Cette course m’attire et m’inspire. D’autant plus qu’il sera ensuite possible de faire l’ascension du Mera Peak (6.476 m). » Altius, Altius, Altius… Telle est la devise de pour l’Everest Sky Race. Mais elle est aussi celle qui flotte dans le corps, l’esprit et l’âme de Corinne Favre, Amazone du Ciel pour toujours.
Bruno Poirier.