Le Coureur qui Mène à la Sagesse…
« Il n’y a point de chemin vers le bonheur, le bonheur est le chemin. » Cette sentence de Siddharta Gautama, plus connu sous le nom de Bouddha, accompagne Dawa Dachhiri Sherpa lorsque sa foulée arpente les sentiers. Qu’il soit au Népal, où il est né, en Suisse, où il vit, et en France, où il court, le Coureur qui Mène à la Sagesse ne se contente pas de courir. Il anime ce message écrit sur les sentiers des Templiers, un jour d’octobre 2001. « Une course n’est pas un aboutissement, mais un éternel recommencement… »
Jeune moine bouddhiste durant son enfance, Dawa est un philosophe de la course à pied. Lorsque l’inspiration éveille son art de penser, il révèle sa liberté de courir. D’adversaire, il n’a que le temps qui passe, sans laisser de trace. A l’image de son pied qui rend l’herbe folle, de sa foulée qui ne laisse pas d’empreinte. Tel est le pas de course de cet Esthète de l’Orient devenu Athlète du Ponant.
Des hommes et des femmes qui ont couru le ciel, s’il ne devait en rester qu’un, ce serait lui. Seigneur de l’Anneau des Annapurnas en 2002, Premier Chevalier du Vent de Himal Race en 2002 et 2007, troisième de l’Everest Sky Race en 2005 et vainqueur du Ladakh’n’Trail en 2006, son nom et son prénom flottent librement dans le souffle des Chevaux du Vent. Si haut que Dawa Dachhiri Sherpa pourrait être le Om Mani Padme Hum (1) des Chevaliers du vent.
Son éducation bouddhiste, une philosophie qui l’accompagne chaque jour passant, fait qu’il a une conception très particulière de la notion de compétition. Sont-ce les sept ans de vie monastique qui lui ont octroyé cet océan de sagesse qu’il déverse par fleuve entier au moment où il vous tend la main ? Dawa répond humblement : « Sept ans, c’est peu de temps pour un bouddhiste… Même si philosophiquement et spirituellement, j’ai appris beaucoup de choses. Je l’ai déjà dit, ces choses, je veux les transmettre avant de disparaître… C’est ce que m’a toujours enseigné Lama Stildum. De mon vivant, j’aimerais faire comprendre mon sens de la course et ainsi laisser une bonne image de moi… Je veux faire comprendre aux gens que le plus important lorsque l’on court, c’est le respect de soi, des autres et de la nature.» Il n’y a pas que la «douleur» qui rend plus «profond».
« Une course n’est pas un aboutissement,
mais un éternel recommencement… »
Dawa a raison. Une course est un éternel recommencement… D’autant plus lorsqu’elle est à géométrie variable. Comme dans l’Himalaya, le Continent Montagne par excellence. La mesure géographique de la démesure physique. Dans cet éternel recommencement, cette symbolique du cheminement, Dawa aime se retrouver pour mieux se détacher, et finalement se révéler : « Himal Race est un Pèlerinage, psalmodie le Coureur qui Mène à la Sagesse. Un voyage en harmonie avec la Nature. Le détachement avec l’adversité humaine est total. Contre les Éléments, c’est une obligation pour aider les autres… La Nature sera toujours plus forte que nous. Face à notre Devenir, il vaut mieux être dans l’accompagnement que dans l’opposition. Cet état d’esprit, je l’ai dans chacune de mes courses à travers le Monde. Je ne suis jamais en concurrence contre quelqu’un. S’il y a une compétition, elle est intérieure et concerne seulement ce que je peux éprouver. L’absence de rivalité envers les autres est le meilleur moyen de s’ouvrir à eux… » Un « lâcher prise » que Dawa enseigne dans chacune de ses courses. « Car il faut transmettre avant de disparaître », souffle-t-il. Om Mani Padme Hum…
Coureur du Ciel, Chevalier du Vent et Léopard des Neiges…
Dawa a 12 ans lorsqu’il quitte son chantab et son zen (habit de moine et écharpe). Son père, Ngima, est redevenu poussières… Sa mère, Kanchhi, est la seule lumière pour ses six frères et ses deux sœurs. Il est temps de revenir au pays, à Trakshindo, sur le chemin de l’Everest, haut lieu du trekking dans le Solo-Khumbu. Il devient porteur pour subvenir aux besoins de sa famille. Et les années passent sans laisser de trace… Lors du marathon de l’Himalaya en 1994, Dawa rencontre Annie qui deviendra, plus tard, celle à qui il dira : « oui ». Si c’est l’un de ses frères, Lapka, qui le lança dans la course à pied, c’est son épouse qui sera au commencement de sa véritable carrière pédestre. De nos jours, il ne reste plus beaucoup de grandes courses nature ou d’ultras montagne en France où son nom n’est pas au palmarès, où il s’est fait premier… Et écrire qu’il s’est fait premier n’est pas un jeu de mots, mais une vérité. D’entraînement, il n’a que son trajet cycliste journalier pour aller au travail, son métier de maçon et les courses, presque hebdomadaires, auxquelles il participe. A se demander si ce n’est pas la puissance spirituelle qui l’enveloppe qui anime ses fibres musculaires…
Coureur du Ciel, lorsque l’Himalaya est son horizon ; Chevalier du Vent lorsque sa course est celle d’un Léopard des Neiges sur les sentiers d’Himal Race, Dawa redevient « un coureur comme les autres », comme il se définit lui-même, lorsqu’il revient sur terre. Comme les autres, pas vraiment. Il suffit d’avoir partagé des émotions avec lui pour comprendre qu’il n’est pas comme les autres. Comme ses gestes et ses regards lors de l’Annapurna Mandala Trail et Himal Race 2002… Comme son arrivée, lors de l’Ultra-trail du Mont-Blanc 2003… Ou mieux, encore, le succès partagé sur la Grande Course des Templiers, en 2005, avec Christophe Jaquerod. Une victoire qui n’avait qu’un seul nom : Sumba Sherpa, le frère disparu. « Je suis quelqu’un qui aime partager et vivre des émotions avec les autres, révèle Dawa. Christophe est un ami et Sumba est avec moi… Il est en moi… Il court toujours avec moi… Ce jour-là, c’était l’anniversaire de sa mort et j’ai pleuré à l’arrivée. J’ai voulu lui rendre hommage en partageant une victoire, comme j’aurai aimé le faire avec lui. »
Sumba Sherpa est décédé le 24 octobre 2004, lors d’un trek, dans la Rowaling Valley, au Népal. Il a été victime d’un mal des montagnes qui s’est terminé par un œdème cérébral à 5.000 m. Il avait 36 ans. En 2003, Sumba Sherpa avait remporté la première édition de l’Everest Sky Race. Deux ans plus tard, Dawa avait couru dans la foulée de son frère. Il termina troisième derrière un autre grand coureur népalais : Dangima Sherpa, et l’un de ses autres frères : Sonamgel. « Cette course, même si j’avais pu, je ne l’aurai pas gagnée, confiait Dawa, à l’époque. Elle appartient à Sumba… Chaque jour, il était devant moi. Chaque jour, j’ai couru pour lui… »
« Ma religion est de vivre – et de mourir – sans regret. »
Milarepa.
« Courir en soi et avec soi ». Dawa n’a pas attendu cette variation de la citation de Cécile Moynot pour penser que ses fibres musculaires pouvaient s’animer différemment. Son éducation bouddhiste, une philosophie qui l’accompagne chaque jour passant, fait qu’il a une conception très particulière de la notion de compétition. « Je ne considère pas les coureurs comme des adversaires, mais comme des amis, explique-t-il. Au Népal, ils sont de ma famille… Lorsque quelqu’un fini devant moi, je suis heureux pour lui. Mais que ce soit pour le premier ou pour le dernier, j’ai autant affection… Ce qui me touche dans une course, c’est aussi l’humanité des gens. Aller plus vite ou moins vite qu’un autre, c’est une chose, mais ce n’est pas le plus important. Le plus important, c’est de participer, de courir au jour le jour et de s’apercevoir que si on peut le faire, c’est parce que l’on est en bonne santé. C’est parce que l’on est vivant… »
Vivant, Lapka Sherpa, le frère initiateur, ne l’est plus. « Avec toutes ces souffrances autour de moi, je m’aperçois que la vie est réservée jusqu’à ce moment-là, souffle Dawa. Dans ce contexte, il faut prendre les choses dans le bon sens et elles passent… C’est la vie, c’est la mort ». Vivre, comme si mourir ne suffisait pas… Un non-sens pour un agnostique. Même en jouant avec les mots. Dawa Dachhiri Sherpa est bouddhiste. Un état de son être qui le fait exister dans la pensée de Milarépa : « Ma religion est de vivre – et de mourir – sans regret, » a chanté ce célèbre poète tibétain. Dans l’enseignement de Sogyal Rinpoché, « la vie et la mort – envisagées comme un tout – sont présentées comme une série de réalités transitoires constamment changeantes, appelées bardos. […] Ce sont des moments de passage où la possibilité de libération, ou d’éveil, se trouve considérablement accrue ».
« C’est le cas dans ma vie de tous les jours, confie Dawa. Cela me permet d’avoir un détachement par rapport aux choses et d’être plus disponible pour les gens… Je crois en la réincarnation. Lorsque j’étais petit, je voulais soigner les enfants qui étaient malades, mais je suis devenu maçon et coureur à pied. Dans ma prochaine vie, mon souhait serait d’être médecin dans le simple but d’aider les autres… » Ce n’est donc pas dans cette existence qu’il effectuera les 108 tours du Kaïlash afin d’atteindre le Nirvana et mettre ainsi un terme au cycle des renaissances et des morts. Et puis, dans le patronyme de Dawa, il y a Tsering, ce qui veut dire « longue vie ».
« L’ignorance sera vaincue par l’effort. »
Milarepa.
Des instants qui furent présents, dans la mémoire de Dawa, nombreux sont ceux passés sur les chemins. Ceux d’ici, ceux d’ailleurs, ceux de là-haut… « De toutes mes courses, je garde un souvenir car elles m’ont enrichi humainement, révèle-t-il. Grâce à la course à pied, j’ai pu visiter toute la France et je me suis fait des amis. Lorsque je retourne dans ces endroits, j’ai l’impression d’être comme chez moi. C’est une idée confortable dans mon esprit. Et je pense sincèrement que sans la course à pied, mon intégration en Europe aurait été plus difficile… Il n’y a donc pas que la victoire qui compte. J’ai des souvenirs très agréables, même dans le renoncement. Car si j’ai dû abandonner pour moi, je ne l’ai pas fait pour les autres. C’est pour cela que j’aime être présent à l’arrivée d’une course où j’ai été contraint à l’abandon. Ainsi, je peux ressentir ce qu’éprouvent ceux qui ont eu la chance de continuer. » Ceux qui n’ont pas renoncé… Reste que dans l’idée chère à Jean-Marc Wojcik : se dépasser dans le non-dépassement, Dawa renonce dans le non-renoncement. Présent, il l’est toujours. Il est dans l’impermanence, en compassion avec les autres et en éveil avec lui-même. Pour Courir le Ciel, c’est le seul et unique enseignement qui doit exister en soi, avec soi… Car « l’ignorance sera vaincue par l’effort. »
Dawa a vocation d’aider les autres. Normal, il est le fils de Ngima, disparu lorsqu’il avait 12 ans. Au pays, être un enfant de Ngima Sherpa veut dire quelque chose. Kanchhi, sa mère, en est fière. Une fierté que portent également ses deux sœurs, Kandu et Maya, et ses quatre frères toujours en vie : Angtsering, Pemba, Sonam et Pasang. Sumba et Lhakpa ne sont plus… Lors de Himal Race 2002, ils furent cinq au sommet du Kala Pattar : Dawa, Pasang, Pemba, Sumba et Sonam. « C’était bien de partager ce voyage avec eux, se souvient-il. Car tous ensembles, nous avons pu échanger avec les autres et comprendre le sens de leur course… Aller plus vite ou moins vite, c’est une chose, mais ce n’est pas le plus important. Le plus important, c’est de courir au jour le jour et de s’apercevoir que si on peut le faire, c’est parce que l’on est en bonne santé. C’est parce que l’on est vivant… »
« Seule la grande douleur libère vraiment l’esprit, car elle nous enseigne
le grand doute… J’ignore si une telle douleur nous « améliore »,
mais je sais qu’elle nous rend plus profond. »
Friedrich Nietzsche.
Est-ce dans cette « libération » que Dawa trouve l’énergie de son mouvement ? Un bouddhiste vous dira oui. Un homme qui a couru le ciel vous dira oui. Une femme qui a vu la profondeur de son âme vous dira oui. Trois pensées positives qui confirment, « en réalité, seul l’instant présent, le « maintenant », nous appartient ». Dans sa mémoire, nombreux sont les moments passés sur les chemins. Ceux d’ici, ceux d’ailleurs, ceux de là-haut… Présent, Dawa l’est toujours. Il est dans l’impermanence, en compassion avec les autres et en éveil avec lui-même. Pour Himal Race, c’est le seul et unique enseignement qui doit exister en soi, avec soi… Ainsi court Dawa. Ainsi est l’enseignement de Tsering. Ainsi est Dachhiri. Om Mani Padme Hum…
« Pour préserver votre sagesse,
sachez être humble, encore et toujours. »
Milarepa.
(1) Om Mani Padme Hum… est le Mantra de la Compassion. Il existe différentes façons de l’interpréter. Voici celle de Kalou Rinpoché : « Om est l’essence de la forme de l’éveil, Mani Padme, les quatre syllabes centrales représentent la parole de l’éveil, et la dernière syllabe, Hum, représente l’esprit de l’éveil. Le corps, la parole, l’esprit de tous les bouddhas et bodhisattvas sont inhérents au son de ce mantra. Il purifie les voiles qui obscurcissent le corps, la parole et l’esprit et conduit tous les êtres à l’état de réalisation. »
Bruno Poirier